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Adelalu
14 mars 2020

Chéri | Colette (1920)

Colette

« Son dîner de poisson fin et de pâtisseries fut une récréation. Elle remplaça le bordeaux par un champagne sec et fredonna en quittant la table. Onze heures la surprirent comme elle mesurait, avec une canne, la largeur des panneaux entre-fenêtres de sa chambre, où elle projetait de remplacer tous les grands miroirs par des toiles anciennes, peintes de fleurs et de balustres. Elle bâilla, se gratta la tête et sonna pour sa toilette de nuit. Pendant que Rose lui enlevait ses longs bas de soie, Léa considérait sa journée vaincue, effeuillée dans le passé, et qui lui plaisait comme un pensum achevé. Abritée, pour la nuit, du péril de l'oisiveté, elle escomptait les heures de sommeil et celles de l'insomnie, car l'inquiet recouvre, avec la nuit, le droit de bâiller haut, de soupirer, de maudire la voiture du laitier, les boueux et les passereaux. »

Comment introduire un roman qui fut pour moi opaque, mais dont on crève d'envie de parler ?

Chéri, c'est une intrigue de privilégié.es, c'est des personnages penchant vers le détestable, une extrême richesse des jours qui passent, une bourgeoisie qui déborde, des demi-mots et des demi-gestes, et des problématiques plates, une autrice concernée par ce qu'elle y décrit, puisqu'elle s'y inspire de son propre vécu. Et pourtant.

1920, Belle-Époque, une femme, Léa de Lonval, a depuis maintenant six ans pour amant Chéri. Chéri a vingt-cinq ans de moins que Léa. Leurs deux corps, dans une langue de début de siècle, sont subtilement érotisés : Léa possède d'exquises rides et une épaule moelleuse contre laquelle Chéri se niche mieux que contre n'importe quelle autre. Léa a un regard sage, Léa est belle dans ses quarante-neuf ans. Chéri est l'amant de Léa, et ce n'est en aucun cas le contraire. Léa décide, Chéri demande, Chéri se couche sur les genoux de Léa, Chéri réclame et Léa refuse.

Colette ironise un décor social abondant : sous les descriptions luxuriantes des repas ou des éléments de décoration se retrouve la solitude des deux amants, sorte de "pauvreté" métaphorique. Sous des airs de Princesse de Clèves, Léa renonce finalement à un amour impossible devenu possible, et ce motif entier de femme seule ayant choisi l'indépendance rend à lui seul le roman digne d'un intérêt immense. Cent ans plus tard, la littérature peine à dépeindre des portraits contemporains de femmes qui renoncent aux hommes, à dépeindre une relation intime de vingt-cinq ans d'écart avec autant d'ambivalence (entre inceste et matriarcat). Le corps masculin, cent ans plus tard, est toujours aussi peu érotisé sans aucune puissance : le corps de Chéri a beau être majestueux et intimidant, il est également doux et parfois un peu idiot. Car le corps de Chéri est soumis à celui de Léa ; Chéri, parfois, aimerait être Léa, il aimerait porter ces lourds colliers, aimerait se farder, aime son parfum. Aime-t-il Léa, ou aime-t-il sa puissance ?

Avec sous le coude la préciosité des romans de Madame de Lafayette, qui en de nombreux aspects ressemble à Colette, l'autrice écrit au sein de son siècle, tout en déconstruisant l'idée d'une péremption de la femme de plus de quarante ans, tout en glorifiant une courtisane puissante de ses décisions et de son refus.

Mais Chéri est également la définition du trop : il est trop beau, il est trop jeune, trop impulsif, il est trop aimé. Il est l'image de l'homme-enfant : couvé par sa mère, il l'est à nouveau par sa maîtresse qui exerce sur lui une puissance presque maternelle. Son rôle est celui d'être la jeunesse, la candeur, celui qui ne vaut que par sa beauté et qui n'a besoin de rien d'autre que d'être homme. Chéri n'a pas besoin d'être respecté, il l'est automatiquement, tandis que les femmes qui gravitent autour de lui sans le savoir doivent gagner cette dignité. Les femmes autour de lui se font la guerre ou bien se taisent. Seule Léa décide de faire la guerre en se taisant, en refusant l'homme, en n'existant qu'en étant femme. Léa, désignée par son grand âge, est celle qui diplomatiquement met fin, telle la Princesse de Clèves qui choisit le couvent.

« Chéri marchait légèrement, stimulé par un printemps sourd que l'on goûtait seulement dans le vent humide, inégal, dans le parfum exalté de la terre des squares et des jardinets. Une glace lui rappelait de temps en temps, au passage, qu'il portait un chapeau de feutre seyant, rabattu sur l'œil droit, un ample pardessus léger, de gros gants clairs, une cravate couleur de terre cuite. L'hommage silencieux des femmes le suivait, les plus candides lui dédiaient cette stupeur passagère qu'elles ne peuvent ni feindre, ni dissimuler. Mais Chéri ne regardait jamais les femmes dans la rue. »

Alors si j'ai maintes fois haussé les épaules devant les soupirs de Léa qui me paraissaient futiles, si le luxe et l'intrigue trop bourgeoise m'ont repoussée, et si les personnages ne m'ont tiré aucune empathie, je tiens tout de même à ce que cette lecture figure dans celles qui m'ont emporté dans d'autres réalités, d'autres constructions sociales, et surtout, d'autres modèle littéraires dans un siècle qui ne ressemble plus au mien. Car d'un point de vue féministe, Chéri est un roman sur le corps masculin érotisé (chose inédite dans un contexte où seules les femmes doivent être objet de désir), la vieillesse d'une femme magnifiée, le patriarcat dézingué ; une autrice française, grand nom de la littérature, au phrasé piquant et aux personnages si détestables qu'iels en deviennent réalistes, une solitude, toujours, et ce rouge qui monte aux joues. Malgré les dentelles et les longs matins, Chéri raconte une certaine cruauté des années, des codes, du monde qui s'appelle société. Mais jamais de groupes : des binômes, toujours. Jamais, non plus, de lieux publics : la chambre de Léa, surtout. A la différence de la Princesse de Clèves, vue à la lumière d'un monde trop à découvert qui l'emprisonne, le roman de Colette oppose aux grandes réceptions les moments de petits déjeuners, de soirs surpris et de matins infinis, des chambres où l'on s'ennuie, des lumières jaunes, de silences, là où le mouvement des mots a autant d'importance que d'insignifiance. Alors même si c'est la femme qui se sacrifie, et même si le roman porte le nom de l'homme, superbe et glorifié, le contexte et les infimes détails font de ce roman un sacré tableau ambivalent, dont même à la fin de ce billet je ne sais que penser.

La conclusion reste peut-être que ce livre mérite d'être lu, mérite de figurer sur ce blog, mérite d'être lu à la lumière des années vingt d'il y a cent ans, mérite d'être une source, un modèle, un motif littéraire, mais la conclusion est aussi que ma lecture fut plus métaphorique que profonde : plus militante qu'intime.

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