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Adelalu
15 mai 2019

Syngué Sabour : Pierre de patience | A. RAHIMI (2008)

"La chambre est petite. Rectangulaire. Elle est étouffante malgré ses murs clairs, couleur cyan, et ses rideaux aux motifs d'oiseaux migrateurs figés dans leur élan sur un ciel jaune et bleu. Troués çà et là, ils laissent pénétrer les rayons du soleil pour finir sur les rayures éteintes d'un kilim. Au fond de la chambre, il y a un autre rideau. Vert. Sans motif aucun. Il cache une porte condamnée. Ou un débarras."

Ainsi s'ouvre le huis-clos : des rideaux s'entrouvrent, un homme d'abord, allongé, immobile, et puis une femme. Dehors : la guerre. Deux respirations. La femme est assise, elle parle au corps inerte, allongé à même le sol sur un matelas rouge. Elle écoute ses respirations, les compte, elle le soigne, le lave, et puis elle prie, beaucoup, toute la journée, comme on lui a demandé. Peu à peu, au fil des souffles, incitée par ce silence et cette immobilité, elle s'adresse à cet homme, son mari, heurté par la guerre. Bientôt, c'est un déluge de phrases qui s'abattra sur cet homme, toutes les phrases trop longtemps contenues déversées sur un corps inerte.
Véritable cri de détresse et libération d'une femme par la parole, revanche des mots sur un corps diminué, Syngué Sabour transforme l'expérience de la lecture en une longue apnée en parvenant à insérer son lectorat dans cette chambre : la véritable Syngué Sabour, cette pierre qui recueille tous les secrets jusqu'à exploser, c'est nous. C'est celui ou celle jusqu'à qui parviennent ces mots.

"Parce que désormais je possède ton corps, et toi mes secrets. Tu es là pour moi. Je ne sais pas si tu peux voir ou pas, mais d'une chose je suis sûre et certaine, tu peux m'entendre, tu peux me comprendre. Et c'est pour ça que tu es en vie. Oui, tu es en vie pour mes secrets." 

Prix Goncourt 2008, ce roman est aussi cinématographique que théâtral, aussi romancé que poétique, aussi haletant que léthargique. Le corps y est omniprésent, à travers celui de la femme, vivant, qui se souvient, s'offre et se déverse, mais aussi à travers celui de l'homme, dont le corps immobile et silencieux devient justement le point de départ d'une avalanche de mots. Atiq Rahimi parvient avec une immense justesse à mettre face à face l'épaisseur d'un silence, d'une respiration, d'une patience au brouhaha de la guerre, des secrets qui jaillissent, de l'impatience ; chaque mot devient opportun. Une mouche, une araignée. Le vent dans les rideaux troués. Le jardin, la porte, les couleurs, les souffles. 

"Le matin.
Il pleut. 
Il pleut sur la ville et ses ruines. 
Il pleut sur les corps et leurs plaies."

Syngué Sabour - Golstifteh Farahani | Copyright Golem

Photo : Golshifteh Farahani | Copyright Golem | Syngué Sabour (2013)

J'y ai aimé chaque phrase. Ayant vu le film il y a quelques années déjà, ne me restaient que des couleurs et des silences : je me souviens du jaune, du vert des rideaux, d'une lumière pourpre, d'un jardin vert. De crépuscules. J'y ai aimé l'omniprésence des corps, j'y ai aimé cette femme puissante. J'y ai savouré la revanche de celle sur qui les hommes ont trop longtemps eu le pouvoir. La guerre dehors, la guerre dedans : le danger est parfois davantage dans les maisons que dans les rues. J'y ai contemplé la puissance des mots, la puissance de la parole, j'ai dégusté cette vengeance du corps.

"Les hommes comme lui ont peur des putes. Et tu sais pourquoi ? Je vais te le dire, ma syngué sabour : en baisant une pute, vous ne dominez plus son corps. Vous êtes dans l'échange. Vous lui donnez de l'argent, elle vous donne du plaisir. Et je peux te le dire, souvent c'est elle qui vous domine. C'est elle qui vous baise."

Syngué Sabour : Pierre de patience - Atiq RAHIMI (2008)
Édition P.O.L (2011), 155 pages, 15€

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